Frigos et sociétés : ne plus confondre

La transition énergétique est-elle possible selon la thermodynamique ? Rien n’est moins sûr, ce cadre théorique n’étant peut-être pas adapté pour répondre à la question. Cet article rappelle, en réponse à des contenus diffusés sur YouTube, certaines limites des connaissances issues de la thermodynamique appliquée aux machines, en invitant à étudier la substitution des énergies, pour les sociétés thermo-industrielles, à partir des sciences de la complexité. Les sociétés humaines sont autre chose, et plus que des machines.

Table des matières

Après leurs deux premières vidéos du 12 juin 2024, qui exploraient la faisabilité de la transition énergétique au prisme de la thermodynamique[1], les YouTubers Rodolphe Meyer et Jean-Lou Fourquet en ont publié un résumé, le dimanche 2 février 2025 : [Résumé] Entropie : la transition condamnée ? (ft. @ApresLaBiere). Dans ce résumé les auteurs rappellent que leur intention n’est pas de répondre à toutes les questions (en tout cas pas à celles que je leur ai posées dans ce texte), seulement “de comprendre les implications de la thermodynamique pour la transition énergétique.” Prudemment, ils précisent : “Que quelque chose soit thermodynamiquement possible n’implique rien sur le caractère souhaitable d’une transformation ou sur la faisabilité technique, économique ou politique.”

Dans cette nouvelle vidéo, les créateurs de contenus reprennent et confirment leur usage hasardeux de la notion d’exergie[2], ainsi que la “réduction de l’entropie” comme condition suffisante à la transition énergétique. Ils affirment qu’étant donné que “l’exergie rend compte de la qualité de l’énergie”, alors disposer d’exergie satisfait à la substitution des énergies pour les sociétés thermo-industrielles (à partir de 3:48). Ils reprennent ensuite l’idée que l’ouverture du système Terre est une condition suffisante à la réduction d’entropie sur la planète, donc à la possibilité physique d’une transition énergétique pour l’humanité. À 4:50 de la vidéo, Rodolphe Meyer et Jean-Lou Fourquet défendent, à juste titre, que nous devons nous détourner des énergies fossiles, en particulier à cause du changement climatique. Ils ajoutent : “L’éventuel maintien de la consommation d’énergie actuelle doit se faire avec des flux d’exergie alternatifs. Mais est-ce possible ? Eh bien ça n’est pas la thermodynamique qui l’interdit.”

Ça n’est pas pour autant le travail des vulgarisateurs qui garantit que ça soit possible. En effet, si l’entropie et l’exergie convoquées par les auteurs des vidéos conviennent pour décrire l’évolution des systèmes physiques en général, elles ne suffisent pas pour décrire l’évolution des cas particuliers constitués par les structures dissipatives, telles les organismes vivants ou les sociétés humaines : des systèmes qui non seulement voient leur entropie diminuer consécutivement à des transferts d’énergie, mais qui, en plus, se “structurent”, “s’organisent” à partir de ces transferts.

1. Le travail n’est pas l’organisation

Le vent contient de l’exergie (une capacité à accomplir du travail) : il façonne les dunes, il oriente les girouettes. Le rayonnement solaire aussi, il anime les molécules de l’atmosphère et la réchauffe, ce qui engendre les vents. Les atomes contiennent de l’exergie potentielle : leur fission libère des neutrons dont l’exergie, sous forme cinétique, peut provoquer une réaction en chaîne, qui libèrera d’autres neutrons. Toutes ces formes de transfert d’énergie ont une certaine cohérence et une directionnalité, il s’agit donc bien de travail. Mais ces formes de travail ne permettent pas pour autant de fabriquer des éoliennes, des panneaux solaires ou des centrales nucléaires. Pour cela l’exergie ne suffit pas, il faut aussi être en mesure d’organiser la matière, de la structurer afin de lui donner une forme et des propriétés spécifiques.

L’exergie, censée tout permettre selon les YouTubers, ne comprend aucun critère d’organisation, elle ne correspond qu’à la part “d’énergie utilisable” dans une quantité d’énergie[3]. Or, l’organisation des systèmes, c’est plus que du travail, c’est ce qu’Ilya Prigogine et Peter Glansdorff ont qualifié d’échanges de “flux d’entropie” entre un système et son milieu, notion dont ils ont précisé la définition dans l’introduction de l’ouvrage Thermodynamic Theory of Structure, Stability and Fluctuations[4] :

“Ici deS désigne la contribution du monde extérieur (flux d’entropie) et diS, la production d’entropie due aux processus irréversibles à l’intérieur du système. (…) Le terme source correspondant, que nous appelons “production d’entropie excédentaire”, est d’une importance fondamentale. Chaque fois que son signe est positif, le système est stable.”

Glansdorff Prigogine

Cette notion de flux d’entropie (ou “flux organisateur”) n’est pas convoquée arbitrairement dans le débat sur la transition énergétique. Elle distingue des processus physiques qualitativement différents, qui ne peuvent se réduire les uns aux autres. Dans un frigo par exemple (exemple utilisé par les auteurs des vidéos), l’entropie diminue en effet, comme dans un végétal ou dans une société humaine. Mais les végétaux et les sociétés humaines sont aussi dotés de la capacité à s’auto-organiser, à stabiliser leur organisation intérieure. Pas les réfrigérateurs[5].

Il y a circulation d’exergie dans un frigo, dans une explosion, dans les écosystèmes, dans les sociétés humaines, mais seuls les écosystèmes et les sociétés parviennent à organiser la matière et à stabiliser cette organisation dans le temps. L’ensemble des structures dissipatives est contenu dans l’ensemble des systèmes qui sont transformés par la part de travail contenue dans l’énergie, mais tous les systèmes transformables par du travail ne sont pas des structures dissipatives.

Ainsi, contrairement à ce qu’affirment les prescripteurs de la transition énergétique, le fait que l’entropie puisse ne pas augmenter sur Terre, parce que la Terre constitue, comme un frigo, un système ouvert à des flux d’énergie externes, ne dit rien de la capacité des sociétés humaines – ou des frigos – à s’organiser. L’humanité s’organise à partir de la matière organique comestible (alimentation) et combustible (bois, tourbe, huiles et graisses végétales ou animales, charbon, pétrole, gaz) pour ses besoins en chaleur et pour sa thermo-industrie. Mais elle ne fait pas de photosynthèse, elle ne dispose pas, à ce jour, d’une photo-industrie qui satisfasse ses besoins directement et exclusivement grâce au rayonnement solaire. L’exergie du rayonnement solaire ne procure aucune organisation aux sociétés thermo-industrielles.

Les auteurs confirment (à partir de 7:00) leur propre déphasage avec les connaissances actuelles : (…) la thermodynamique montre que la matière peut être concentrée et transformée tant qu’il y a suffisamment d’exergie disponible.”

Dans l’absolu sans doute mais concrètement, l’orientation des transformations physiques est conditionnée. L’exergie est une quantité de travail, qui n’est pas en soi synonyme de concentration de la matière, ni de transformation au sens d’organisation ou de structuration. Des transferts d’exergie peuvent aussi dégrader, voire détruire des systèmes traversés par des flux d’exergie. Une explosion, par exemple, est une importante source d’exergie, mais qui ne concentre ni n’organise rien. La chercheure Jolanta Biegańska[6], spécialisée en ingénierie environnementale indique par exemple, dans un article de 2013[7] : “Considérant l’exergie comme une qualification de la capacité à effectuer un travail dans l’environnement, lié à l’activité humaine, on peut affirmer que les explosifs utilisés dans l’exploitation minière relèvent de cette définition.[8]. L’autrice précise d’ailleurs la définition de l’exergie : “L’exergie n’est pas véritablement du travail, mais une capacité maximale de travail qui pourrait être réalisé, dans la limite de l’irréversibilité des transformations réelles considérées.[9]. L’exergie ne suffit pas à toute forme de travail, encore moins à l’organisation. Il faut aussi que les conditions de transfert de l’exergie permettent ce travail ou cette organisation. Si ces transferts d’exergie ne s’opposent pas à l’irréversibilité des transformations des systèmes, il y a dégradation et potentielle destruction, au final, de ces systèmes : “Les produits de détonation effectuent dans l’environnement un travail mécanique, qui est défini comme la capacité des explosifs à accomplir un travail. Au cours de ces processus, l’environnement est endommagé et déformé.[10]. C’est le cas, par exemple, pour les moteurs thermiques : chaque explosion les dégrade, ce qui implique un entretien méticuleux (à partir de flux d’exergie qui s’ajoutent à ceux destinés à animer les moteurs), et ces successions d’explosions finiront toujours par les détruire. L’exergie, pourtant présente en grande quantité dans les moteurs et qui, en se transmettant aux pistons, les anime, n’organise et ne structure rien dans ces systèmes, au contraire. Si les moteurs thermiques rendent des services et contribuent à l’organisation des sociétés humaines, en facilitant, entre autres, le déplacement de charges lourdes, ils n’y sont eux-mêmes pour rien. Leur fabrication et leur entretien provient des capacités humaines à organiser la matière et à contrecarrer l’irréversibilité des transformations qui les dégradent.

L’ouvrage Exergy: Energy, Environment and Sustainable Development[11] complète les rappels de Jolanta Biegańska sur les limites de la notion d’exergie, en particulier dans le cadre de l’analyse des systèmes techniques ou des machines, telles que des centrales électriques ou des réfrigérateurs : “L’exergie d’un système est définie comme le travail maximal que peut fournir le système et un environnement de référence spécifié. L’environnement de référence est supposé infini, en équilibre et englobant tous les autres systèmes. En règle générale, l’environnement est spécifié en indiquant sa température, sa pression et sa composition chimique. L’exergie n’est pas simplement une propriété thermodynamique, mais une propriété à la fois d’un système et de l’environnement de référence. (…) L’exergie a la caractéristique de ne se conserver que lorsque tous les processus intervenant dans un système et dans l’environnement sont réversibles. Elle est détruite dès qu’un processus irréversible se produit. Lorsqu’une analyse exergétique est effectuée sur une installation telle qu’une centrale électrique, une usine de traitement chimique ou une installation de réfrigération, les imperfections thermodynamiques peuvent être quantifiées comme des destructions exergétiques, qui représentent des pertes de qualité ou d’utilité énergétique.[12]

La distinction entre les échanges d’exergie qui s’opèrent pour le fonctionnement des machines, et ceux qui permettent l’organisation des structures dissipatives, telles que les organismes vivants ou les sociétés humaines, est ici soulignée : contrecarrer l’irréversibilité des transformations dans les machines implique une augmentation constante du flux d’exergie entrant dans ces systèmes, afin de compenser les inévitables pertes exergétiques. A contrario, les structures dissipatives ont la capacité d’entretenir des processus dits “réversibles”, de réduire en continu leur entropie interne et de s’auto-organiser, dès lors qu’elles ont accès à des flux organisateurs simplement constants, stables.

Les structures dissipatives telles que les écosystèmes ou les sociétés humaines sont dotées de propriétés dites “émergentes[13]” : autocatalyse, résistance aux perturbations (homéostasie), reproduction, échanges d’information, apprentissage, etc[14]. Les frigos n’ont aucune de ces propriétés.

Alors, si l’exergie peut qualifier une forme de “mouvement cohérent” (dans le cas d’une explosion, les éléments accélérés suivent une direction précise : du centre vers la périphérie), l’exergie ne saurait être l’équivalent physique de quelconques processus d’organisation, ce dont ont fondamentalement besoin les structures dissipatives que constituent les sociétés humaines. Ce qui “concentre et transforme”, ce qui “organise”, en particulier pour l’ambition des sociétés humaines à développer une industrie à partir d’énergies de substitution est autre chose, et plus qu’un flux d’exergie. Le concept dont la science dispose aujourd’hui – concept qui pourra évoluer – pour qualifier les échanges spécifiques des structures dissipatives avec leur milieu est distinct à la fois de l’énergie et de l’exergie. Il s’agit bien du flux d’entropie, tel que défini précédemment, ou flux organisateur.

2. Thermodynamique de la complexité

Ça n’est pas parce que les frigos et les sociétés humaines ont des caractéristiques en commun que ce sont des systèmes physiques équivalents. Réduire les propriétés des sociétés à celles des frigos constitue une erreur méthodologique, qui ne permet pas de démontrer que la transition énergétique est possible selon la thermodynamique[15].

Les auteurs des vidéos revendiquent la méticulosité (à 5:41) : “C’est bien parce que la transition écologique est difficile qu’il vaut mieux poser le problème correctement.” En effet. Mais s’ils ne confondaient plus les systèmes physiques en général avec les structures dissipatives (les frigos avec les écosystèmes et les sociétés humaines), ils ne parviendraient peut-être plus aux mêmes conclusions au sujet de la transition énergétique.

Que les réfrigérateurs, les écosystèmes et les sociétés humaines constituent des systèmes ouverts aux flux d’énergie externes n’implique pas que les uns et les autres soient des systèmes physiques équivalents, dont l’étude serait possible au moyen des mêmes cadres théoriques. Que l’humain parvienne à réduire l’entropie localement en utilisant de l’énergie (de l’exergie) ne dit rien de la capacité des sociétés humaines à s’organiser à partir de différentes formes d’énergie, en particulier celle du vent, du rayonnement solaire ou d’origine nucléaire. Les auteurs des différentes vidéos, ainsi que leurs relecteurs, pensent montrer que la transition énergétique est possible, parce que des systèmes pourtant qualitativement différents ont en commun de voir leur entropie potentiellement diminuer en échangeant de l’énergie avec leur milieu. En réalité, ils sautent à la conclusion à partir de comparaisons fallacieuses, dont la prétendue pertinence n’est d’ailleurs jamais sourcée.

Philip Warren Anderson, physicien[16], rappelait, en 2014, que l’étude de la complexité ne saurait se satisfaire de simples extrapolations des concepts de discipline scientifique en discipline scientifique : L’hypothèse constructionniste s’effondre lorsqu’elle est confrontée à la double difficulté de l’échelle et de la complexité. Il s’avère que le comportement d’agrégats de particules élémentaires de grande taille et complexes ne peut pas être compris à partir d’une simple extrapolation des propriétés de quelques particules. Au contraire, à chaque niveau de complexité, des propriétés entièrement nouvelles apparaissent, et la compréhension de ces nouveaux comportements exige des recherches qui, à mon avis, sont aussi fondamentales que n’importe quelle autre. Autrement dit, il me semble que l’on peut classer les sciences de manière plus ou moins linéaire dans une hiérarchie, selon l’idée suivante : les entités élémentaires de la science X obéissent aux lois de la science Y. (…) Mais cette hiérarchie n’implique pas que la science X soit « simplement Y appliquée ». À chaque étape, des lois, des concepts et des généralisations entièrement nouveaux sont nécessaires, ce qui exige une inspiration et une créativité tout aussi grandes qu’à l’étape précédente. La psychologie n’est pas la biologie appliquée, pas plus que la biologie n’est la chimie appliquée.[17] De la même façon, la complexité des sociétés thermo-industrielles n’est pas la thermodynamique des machines appliquée. La science de l’ingénierie ne saurait répondre à la question de la faisabilité d’une transition énergétique.

La science de la complexité, qui étudie les structures dissipatives (ou systèmes complexes) est une discipline encore naissante[18], qui peine à comprendre ce qui se passe au moment où l’organisation apparaît, au moment où l’inerte prend forme, s’anime, au moment où des molécules libres s’associent pour créer, dans certains cas, la vie elle-même, alors que l’entropie de tels systèmes réduit. Le fait que la science de la complexité reste incompétente à parfaitement décrire son objet[19] n’est pas un prétexte pour traiter de complexité avec d’autres outils. Aucun réductionnisme exergétique ne saurait répondre à la question posée par la substitution des énergies.

3. Les influenceurs et la science

Les raccourcis des YouTubers, leurs définitions personnelles des termes du débat sont préoccupants voire dangereux, dans un contexte de bouleversement du traitement de l’information, de destruction du sens, de post-vérité dans tous les domaines, y compris revendiqués scientifiques. Leur conviction va jusqu’à leur faire affirmer qu’il n’existe pas de limite physique au développement, que l’avenir de l’humanité est ouvert : “La limite, elle est pas physique. On pourrait, physiquement, consommer toujours plus d’énergie. Physiquement, cette possibilité existe.[20]Si une civilisation devait se précipiter vers son effondrement, pour cause de finitude de ses ressources énergétiques, en plus de la dévastation de son milieu, elle s’y précipiterait plus vite encore en investissant ce type de narratif réconfortant mais hors-sol, détaché de toute démonstration et de toute vérification empirique.

Les enjeux de la transition énergétique sont tels que nous devrions, collectivement, veiller à ce que sa prescription ne s’appuie sur aucune science alternative[21], indexée sur nos désirs plutôt que sur la prudence. La publication, dans une revue à comité de lecture, de l’équivalence des systèmes inertes et des structures dissipatives pour établir la substituabilité des énergies serait un bouleversement : jusqu’à présent, aucun scientifique n’est parvenu à proposer une démonstration, fondée sur la thermodynamique ou non, que la substitution des énergies est possible pour les sociétés thermo-industrielles.

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Complément : entropie et pollution, ne plus confondre

Afin d’étayer leur argumentaire sur l’entropie, Rodolphe Meyer et Jean-Lou Fourquet exposent leur critique de propos tenus par l’ingénieur Jean-Marc Jancovici[22], au cours d’une interview publique. Jean-Marc Jancovici aurait exprimé que “produire de l’entropie signifie polluer.[23]

Il est envisageable, là encore, que les auteurs se jouent de la définition des mots. Ils rappellent pourtant la définition de la pollution, à 44:07 de leur deuxième vidéo[24] : “la pollution est la destruction ou la dégradation d’un écosystème ou de la biosphère par l’introduction, généralement humaine, d’entités physiques, chimiques ou biologiques altérant le fonctionnement de cet écosystème [ou de la biosphère].” Ils précisent ensuite, à 44:35 : “S’il est vrai que toutes les activités polluantes produisent de l’entropie [un exemple est proposé : la conduite d’une voiture thermique], il en sera de même pour toutes les activités non polluantes.” Ils proposent des exemples de transformations qui contribuent à l’entropie globale des systèmes observés, mais ne sont pas polluantes : “Reforester une surface, produire du compost produit aussi de l’entropie. C’est également le cas pour les écosystèmes. La forêt amazonienne produit de l’entropie. Pourtant, il n’est pas commun de voir cette production d’entropie comme une pollution.”

Selon la définition de la pollution donnée par les auteurs, les activités humaines détruisent, dégradent, altèrent les écosystèmes et la biosphère. Or, les écosystèmes, et la biosphère dans son ensemble constituent des structures dissipatives, capables de s’auto-organiser et de réduire leur entropie interne. Alors, si les activités humaines polluent, elles perturbent les capacités de structures dissipatives à s’auto-organiser et à réduire localement l’entropie. L’humanité augmente bien l’entropie de la biosphère, parce que ses activités polluantes détruisent la vie, tout en altérant (profondément, et pour longtemps), les conditions de sa restauration (pollutions diverses, destruction des sols, perturbations climatiques), alors que la propriété intrinsèque de la vie est justement de réduire sa propre entropie.

La déformation des concepts et le déplacement arbitraire des frontières définissant les systèmes étudiés fait prendre le risque d’énoncer des sophismes, au lieu d’une argumentation : puisque l’entropie concerne à la fois les machines et les systèmes vivants, alors les sociétés thermo-industrielles et les systèmes vivants ont les mêmes effets sur leur milieux respectifs ; puisque les voitures thermiques dissipent de l’énergie, produisent de l’entropie et polluent, que les forêts dissipent aussi de l’énergie, produisent de l’entropie mais ne polluent pas, alors l’entropie n’est pas toujours liée à la pollution, donc l’entropie produite par les sociétés thermo-industrielles peut ne pas être de la pollution. Alors que la pollution constitue, par définition, une augmentation de l’entropie du milieu des sociétés thermo-industrielles.

Les propos de Jean-Marc Jancovici, à contextualiser (échange en direct, nécessité de vulgariser) sont donc justes, s’il est rétabli que les différents systèmes physiques évoqués sont en interaction, et que les sociétés thermo-industrielles constituent des systèmes internes à la biosphère : “Une économie plus grosse, qui crée plus d’objets [auxquels sont associés une pollution] va créer plus de “désordre[25]” à l’extérieur de la production [soit dans le milieu externe à cette production, qui est la biosphère et puisque la pollution impacte, par définition, la réduction d’entropie locale par le vivant].” (citation à 43:30 de la vidéo).

Laisser entendre que Jean-Marc Jancovici aurait exprimé que “toute entropie est une pollution” constitue un épouvantail rhétorique qui laisse perplexe, d’autant plus que les YouTubers appuient leur critique sur la prouesse de proposer une définition correcte de la pollution, sans en tenir compte pour argumenter. L’affirmation “entropie = pollution” est à ce point inconsistante qu’on n’imaginerait pas qu’elle soit défendue par quiconque de tant soit peu formé au sujet.

Le relativisme des vidéos, d’inspiration Orwellienne (les frigos et les sociétés, l’inerte et le vivant c’est pareil, et la pollution ça peut être propre) risque d’alimenter une forme naissante de climato-relativisme techno-scientiste, articulé à la “démonstration” que la transition énergétique est possible : le réchauffement d’origine anthropique n’est pas un problème parce que la thermodynamique dit que rien n’est irréversible dans l’absolu, alors l’humanité est forcément capable de retirer le CO2 de l’atmosphère, puisque dans cet objectif elle “pourrait, physiquement, consommer toujours plus d’énergie.[26]C’est absurde, hors-science, mais parfaitement compatible avec l’ambiance de post-vérité contemporaine.

Notes et références

[1] Entropie : la transition condamnée ? (1/2) (ft. @ApresLaBiere) et Entropie : la transition condamnée ? (2/2) (ft. @lereveilleur)

[2]  Exergie, définition Wikipédia : ” En thermodynamique, l’exergie est une grandeur physique permettant de mesurer la qualité d’une énergie. C’est la partie utilisable d’un joule.” : https://fr.wikipedia.org/wiki/Exergie

[3] Définition depuis le site Technique de l’ingénieur : “Part maximum d’un type quelconque de contenu énergétique transformable en énergie mécanique lors de son évolution jusqu’à un équilibre avec le milieu ambiant.”https://www.techniques-ingenieur.fr/glossaire/exergie

[4] P. Glansdorff, I. Prigogine, Thermodynamic Theory of Structure, Stability and Fluctuations, John Wiley & Sons Ltd; First Edition, 1971.

[5] S’il est possible, dans une machine, d’observer localement des phénomènes “faiblement hors équilibre”, les machines elles-mêmes ne constituent pas des systèmes dissipatifs. Voir le cours de Christophe Texier, “Physique statistique des systèmes (faiblement) hors équilibre : formalisme de la réponse linéaire. Dissipation quantique. Transport électronique.” Universités Paris 6, Paris 7 & Paris-Sud, Ecole Normale Supérieure, Ecole Polytechnique. 2016 https://www.lptms.universite-paris-saclay.fr/christophe_texier/files/2010/03/coursrl_Ch_Texier.pdf

[6] Jolanta Biegańska : https://scholar.google.pl/citations?user=h6PoWgYAAAAJ&hl=pl

[7] Biegańska, Jolanta. (2013). Exergy and explosives. Chemik. 67. 47-52.

[8] “Considering exergy as a qualification of the ability to perform work in the environment, related to the human activity, it may be stated that explosives used in mining fall within such definition.”

[9] “Exergy is not a real work but a maximum ability to execute work, which could be realized depending on the limits of irreversibility of particular real changes.”

[10] “Products of detonation perform in the environment mechanical work, which is defined as ability of explosives to accomplish work. During these processes the environment is damaged and deformed.”

[11] Ibrahim Dincer, Marc A Rosen, Exergy: Energy, Environment and Sustainable Development, Elsevier Science, 2021.

[12] “The exergy of a system is defined as the maximum shaft work that can be done by the composite of the system and a specified reference environment. The reference environment is assumed to be infinite, in equilibrium, and to enclose all other systems. Typically, the environment is specified by stating its temperature, pressure, and chemical composition. Exergy is not simply a thermodynamic property but is a property of both a system and the reference environment. (…) Exergy has the characteristic that it is conserved only when all processes occurring in a system and the environment are reversible. It is destroyed whenever an irreversible process occurs. When an exergy analysis is performed on a plant such as a power station, a chemical processing plant, or a refrigeration facility, the thermodynamic imperfections can be quantified as exergy destructions, which represent losses in energy quality or usefulness.”

[13] “Ce survol historique du concept d’émergence nous permettra de clarifier sa relation avec l’auto-organisation. Il me semble que la relation suggérée entre l’auto-organisation et l’émergence est liée à la notion de nouveauté. (…) Le concept d’émergence renvoie historiquement aux diverses connotations de nouveauté, imprévisibilité, émergence de l’ordre à partir du désordre, émergence d’une organisation à partir du chaos.” Gershenson, Carlos. (2008). Self-Organization and Emergence in Life Sciences. Bernard Feltz, Marc Crommelinck, and Philippe Goujon (Eds.). (2006, Synthese Library Vol. 331, Springer.) Hardcover, €139, $179, 360 pages. Artificial Life – ALIFE. 14. 239-240. 10.1162/artl.2008.14.2.239. ; Laurent Jodoin, “Emergence et entropie : une analyse critique des stratégies explicatives émergentistes basées sur le concept d’entropie”, Thèse de doctorat, Paris 1 en cotutelle avec Université de Montréal. Faculté de philosophie, 17 janvier 2015. https://theses.fr/2015PA010503

[14] Kenneth Boulding, General Systems Theory-The Skeleton of Science, 1956. ; Bartlett, Stuart. (2014). Why is life? An assessment of the thermodynamic properties of dissipative, pattern-forming systems.

[15] Développements sur le scandale de l’induction et l’erreur fondamentale d’attribution dans la conceptualisation de la transition énergétique : L’erreur fondamentale de la transition énergétique – Shifters Lausanne, V. Mignerot, 16 janvier 2023.

[16] Philip Warren Anderson, Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Philip_Warren_Anderson

[17] Anderson, P.W. & Goldstein, Jeffrey. (2014). More is different: Broken symmetry and the nature of the hierarchical structure of science. 16. 117-134. Extrait de la citation en suivant ce lien : https://www.defienergie.tech/comprendre-physique-energie/civilisation-techno-animiste/#ens-vie

[18] Li Vigni, Fabrizio. Histoire et sociologie des sciences de la complexité. Éditions Matériologiques, 2022.

[19]  Il est envisageable qu’elle n’y parvienne jamais, du fait même des qualités intrinsèquement insaisissables de la complexité.

[20] “Le climat part en Live”, live stream sur Twitch du 18 juin 2024, à la 52ème minute (upload YouTube) : https://youtu.be/FGTzP0GXe4M

[21] Alternative science, définition Wikipédia : https://en.wikipedia.org/wiki/Alternative_science

[22] Jean-Marc Jancovici : https://jancovici.com/

[23] La mention ici de Jean-Marc Jancovici ne vaut pas adhésion à l’ensemble de ses propos.

[24] Entropie : la transition condamnée ? ⚰️ (2/2) (ft. ‪@lereveilleur) : https://youtu.be/gcVhHWTp8Dk

[25] “Désordre” est impropre pour décrire précisément l’entropie, ici le terme entropie aurait pu être utilisé par Jean-Marc Jancovici, mais il est moins intuitif pour le grand public.

[26] “Le climat part en Live”, live stream sur Twitch du 18 juin 2024, à la 52ème minute (upload YouTube) : https://youtu.be/FGTzP0GXe4M

Relecture : Corentin Grillet, Docteur en physique

Illustration : montage par Lucile Hertzog (Canva)