Géopolitique de la transition
Est-il possible de réduire, localement et de façon pérenne, la part des fossiles dans un mix énergétique ?
Quelles seraient les conséquences géopolitiques d’une telle décarbonation relative ?
Certaines données, en Europe en particulier[1], semblent confirmer des “dynamiques locales de transition” encourageantes. Toutefois, les généralisations à partir d’observations sur des sous-systèmes du marché mondialisé des ressources et de l’énergie n’ont pas de valeur conclusive, ne peuvent suffire à garantir qu’une décarbonation soit globalement possible[2]. Par ailleurs, envisager que la part de l’énergie provenant des hydrocarbures puisse être réduite, au sein d’un mix énergétique fondé sur des technologies de conversion de l’énergie cinétique du vent, radiative du soleil ou provenant des forces de liaison des nucléons (ENS pour éolien, photovoltaïque et nucléaire) impliquerait que le système énergétique “carboné” et le système “décarboné” soient physiquement équivalents. Or, l’exploitation des hydrocarbures et l’exploitation des ENS n’engendrent pas des transformations équivalentes, elles ne rendent pas les mêmes services aux sociétés.
L’observation historique montre en effet que la chaleur des hydrocarbures a permis, initialement grâce à une simple étincelle enclenchant la combustion autonome des hydrocarbures (un processus autocatalytique : les produits de la réaction entretiennent la réaction[3]), d’amorcer et de développer la totalité des processus physiques sur lesquels sont fondées les sociétés thermo-industrielles. En revanche il est, en l’état des connaissances, impossible d’enclencher de tels processus, autocatalytiques, au moyen du vent, du rayonnement solaire ou d’atomes radioactifs.
Les services rendus, aux sociétés thermo-industrielles, par les hydrocarbures, sont qualitativement différents de ceux rendus par les ENS : dès qu’une machine d’une industrie fondée sur les hydrocarbures dysfonctionne, il est possible de réenclencher une combustion qui permet de réparer ou de construire à nouveau toute machine, et même, dans l’absolu, depuis zéro, sans machine préalable (tant que les hydrocarbures, et autres ressources nécessaires, sont disponibles). En revanche, quand un convertisseur de l’énergie du vent, de celle du Soleil ou des atomes radioactifs dysfonctionne ou est à remplacer, il est impossible d’utiliser ces énergies pour réparer ou construire une nouvelle machine puisque sans convertisseur, aucune énergie n’est disponible. Et ce, même si ces formes d’énergies sont abondamment présentes dans le milieu.
Relativisme de la transition
Cette distinction, qualitative, autorise une catégorisation des différentes formes d’énergies. Les hydrocarbures seraient, pour les sociétés thermo-industrielles, des sources (ils permettent de générer et entretenir les moyens de les exploiter), quand le vent, le rayonnement solaire ou les atomes radioactifs constitueraient des énergies auxiliaires : il est possible d’obtenir de l’énergie par leur conversion, mais pas d’enclencher de processus autocatalytique (écouter cette intervention pour en savoir plus sur l’autocatalyse : La transition, une prouesse inédite !).
La distinction qualitative proposée ici, entre les différentes formes d’énergie[4], s’appuie sur les travaux de Peter Glansdorff et Ilya Prigogine sur les structures dissipatives. Ces scientifiques ont envisagé de qualifier différemment les flux d’énergie et les “flux d’entropie”. En introduction de l’ouvrage Thermodynamic Theory of Structure, Stability and Fluctuations[5], les auteurs définissent ainsi un “flux d’entropie” :
“Ici deS désigne la contribution du monde extérieur (flux d’entropie) et diS, la production d’entropie due aux processus irréversibles à l’intérieur du système. (…) Le terme source correspondant, que nous appelons “production d’entropie excédentaire”, est d’une importance fondamentale. Chaque fois que son signe est positif, le système est stable.”
Peter Glansdorff et Ilya Prigogine, décrivent, dans l’ouvrage cité et dans leurs articles sur les structures dissipatives, deux types d’interactions entre des systèmes et leur milieu, qui caractérisent deux catégories de systèmes physiques :
- les systèmes dont la structure, lorsqu’ils échangent de l’énergie avec leur milieu, ne peut que se dégrader (ils sont instables, leur entropie augmente à cause de l’irréversibilité des transformations qu’ils subissent) ;
- les systèmes dont la structure est a minima stable, mais peut aussi se complexifier (leur entropie interne diminue consécutivement à des échanges avec leur milieu et des transformations spécifiques ).
Les objets de cette seconde catégorie sont en mesure de conserver leur structure, voire de la complexifier, pour autant que la forme d’énergie dont dépend cette structuration est disponible dans leur milieu. Pour Peter Glansdorff et Ilya Prigogine, si on observe de l’organisation dans un système, il faut qualifier différemment le flux d’énergie qui le traverse, puisque par défaut, un flux d’énergie augmente l’entropie. Si de la structuration est observée, il faut alors parler de flux d’entropie (ou flux organisateur). C’est la découverte des conditions à l’existence des structures dissipatives, appuyée notamment sur cette distinction, qui vaudra à Ilya Prigogine un prix Nobel de chimie[6].
Dans la conceptualisation de la transition énergétique, aucune différence n’est faite entre les flux d’énergie et les flux d’entropie. Toutes les interactions entre les systèmes et leur milieu sont estimées équivalentes[7], en contradiction avec les connaissances établies en physique et en physique des structures dissipatives (ou systèmes complexes). Ce relativisme est susceptible de générer la croyance qu’il est possible, pour des structures dissipatives, de substituer la forme d’énergie qui est à l’origine de leur structuration, par une autre.
Les sociétés thermo-industrielles sont le résultat de l’exploitation de formes d’énergie leur procurant directement la chaleur dont elles ont besoin pour leurs processus industriels. Elles sont capables de capturer l’énergie du vent, du rayonnement solaire ou des atomes radioactifs mais elles n’obtiennent, jusqu’à preuve du contraire, aucune organisation, aucune structuration grâce à ces formes d’énergie. Celles-ci ne procurent aucun flux d’entropie aux sociétés humaines. La substitution des énergies, donc la décarbonation, des sociétés thermo-industrielles, repose encore aujourd’hui sur une considération partielle de la littérature scientifique, qui décrit pourtant de façon précise les conditions à l’existence des systèmes complexes.
Si, dans la conceptualisation de la transition, tout n’est que flux d’énergie, alors que disposer d’énergie constitue une condition nécessaire, mais non suffisante à l’organisation, il reste possible d’espérer réduire la proportion d’hydrocarbures dans le mix énergétique. Mais si l’on tient compte du fait que seuls les hydrocarbures procurent un flux d’entropie, alors que les ENS ne procurent que de l’énergie, alors la possibilité de réduire la part des hydrocarbures dans le mix pourrait être, à terme, illusoire. Seuls les systèmes qui accèdent à un flux d’entropie sont susceptibles d’être stables. Les autres sont intrinsèquement instables, ils voient leur entropie augmenter strictement, leur structure se dégrader inéluctablement (sources et précisions théoriques sur le site Défi énergie).
En tenant compte du fait que les ENS ne procurent pas de flux organisateur, contrairement aux énergies fossiles, l’ambition de réduction de la part des hydrocarbures, dans le mix énergétique d’un pays, invite à explorer trois perspectives d’évolution de l’industrie et de l’économie de ce pays :
- réduction progressive, et assumée, de la production industrielle et de la puissance économique, en parallèle de la dégradation du fonctionnement des ENS ;
- tentative de stabilisation du fonctionnement des ENS, en exploitant progressivement de nouveau des hydrocarbures ;
- refus total d’accepter l’impact économique et industriel de la dégradation du fonctionnement des ENS, les ENS peuvent réduire localement les émissions mais l’industrie et l’économie du pays s’appuient toujours sur le marché mondialisé des ressources et de l’énergie, carboné, faisant prendre le risque d’un renforcement synergique des énergies (voir la page : Renforcement synergique des énergies).
Géopolitique du relativisme énergétique
Ça n’est pas parce que l’humanité a historiquement disposé de beaucoup d’énergie, ou de puissance, qu’elle a pu structurer, organiser des ressources et ainsi produire les machines et l’économie fondée sur ces machines. C’est parce qu’elle a disposé d’un important flux d’entropie, ou flux organisateur.
L’énergie seule ne permet rien, même en grande quantité.
Dans un article du 27 octobre 2024, titré “La ruée vers l’énergie solaire, grande gagnante de la bataille de la compétitivité“, Le Monde indique qu’une rupture technologique est en cours dans le domaine de la transition. L’article précise : “Cette rupture technologique n’aurait pu se faire sans le flair des industriels chinois. À coups d’investissements massifs dans des fonderies, ces derniers sont parvenus à industrialiser à grande échelle la production de polysilicium, le matériau à base de quartz, un des plus abondants dans l’écorce terrestre, qui, une fois raffiné et transformé en blocs, entre dans la fabrication des cellules des panneaux solaires. Une force de frappe qui leur a permis de casser l’oligopole de quelques groupes américains, européens et japonais, qui verrouillaient jusqu’alors ce marché. Et de dominer encore aujourd’hui à 93 % l’offre mondiale de polysilicium, et à 80 % celle des panneaux solaires. À elle seule, la Chine s’arroge plus de la moitié des capacités installées dans le monde. Elle aura d’ailleurs déjà dépassé en 2024 ses ambitions pour 2030, produisant bien plus de panneaux que le monde ne peut en installer actuellement.”
La distinction entre flux d’énergie et flux d’entropie éclaire différemment la “bataille de la compétitivité” et le “flair” des industriels chinois. Il est impossible de raffiner et transformer le quartz, d’en modifier la structure moléculaire pour obtenir du polysilicium, et ensuite fabriquer des panneaux solaires, directement à partir de l’énergie provenant du rayonnement solaire. Or, le polysilicium est indispensable pour capturer l’énergie solaire. La Chine, parce qu’elle continue à exploiter massivement les hydrocarbures, avec lesquels elle obtient directement de la chaleur industrielle, accède à un flux d’entropie, qui lui donne les moyens de fabriquer des panneaux solaires. Pour la Chine, la transformation du quartz en polysilicium n’est pas conditionnée au bon fonctionnement des convertisseurs de l’énergie solaire. La Chine est souveraine, tant qu’elle dispose d’hydrocarbures, pour produire des panneaux photovoltaïques. En revanche, les pays qui comptent sur des panneaux solaires pour entretenir et remplacer ces mêmes panneaux ne le pourront que tant que ceux-ci fonctionneront, et ce même si une immense quantité d’énergie reste exploitable dans leur milieu. Il en est de même pour l’industrie des éoliennes et du nucléaire, incapables de se déployer, ni de s’entretenir, à partir du vent et des atomes radioactifs. Toutes dépendent d’un flux d’entropie traversant l’industrie, en particulier la métallurgie (voir l’image d’en-tête, ou suivre ce lien).
Si certains pays s’empressent de développer les capacités de leurs fonderies, spécifiquement dans l’objectif de produire des ENS, c’est parce que les fonderies sont les systèmes physiques dans lesquels s’amorce et se perpétue la structuration de la matière nécessaire à la fabrication de toutes machines, y compris les ENS. Si les sociétés qui ambitionnent une substitution des énergies continuent à considérer que toutes les énergies sont physiquement équivalentes, si elles envisagent de ne s’appuyer que sur des ENS pour soutenir leur production industrielle, elles s’exposent à une déconvenue : dès que les convertisseurs d’énergie du vent, du rayonnement solaire ou des atomes radioactifs dysfonctionneront ou seront à remplacer, il sera impossible d’utiliser ces énergies pour structurer la matière, puisque leurs convertisseurs n’y donneront plus accès. Les pays qui tentent une transition sont peut-être en train, alors même qu’ils sont convaincus du contraire, de se rendre dépendants d’autres, moins naïfs, ou dont les scientifiques utilisent des cadres conceptuels plus adaptés à la compréhension des conditions à l’existence et à la stabilisation des systèmes complexes.
Les émissions de CO2 constituent un risque existentiel. Nous devons nous débarrasser des flux d’entropie provenant des hydrocarbures. Nous ne disposons cependant pas du cadre théorique, ni des démonstrations expérimentales, qui garantiraient que nous puissions convertir, simplement parce que nous le voulons, des flux d’énergie en flux organisateurs. Dès que les ENS montreront des signes d’usure, ou quand il faudra les remplacer, la non prise en compte de la distinction entre flux d’énergie et flux d’entropie pourra prendre la forme d’enjeux géopolitiques, eux aussi existentiels. Les pays qui auront cru stabiliser leur organisation à partir de flux d’énergie se retrouveront peut-être totalement dépendants de ceux qui auront encore accès à des flux d’entropie.
Si la décarbonation fait prendre le risque de la vassalisation, si la performance de l’Europe dans la décarbonation indique aussi qu’elle devient un satellite industriel et économique d’autres puissances, il est plus que temps d’investir la prudence, de réduire, dans l’ensemble, la dépendance à la complexité, tout en luttant frontalement contre les énergies fossiles, sans parier sur des substituts. Si la prescription de la transition énergétique n’investit pas la science de la complexité, afin d’évaluer la faisabilité d’un projet complexe par nature, la décarbonation industrielle expose non seulement à la perte de souveraineté, à l’écroulement économique mais aussi à l’augmentation globale des émissions de gaz à effet de serre. Le tout sans avoir procuré aucun moyen de comprendre ces perspectives, pourtant perpétuellement confirmées par les observations.
Notes et références
[1] “Crise climatique : les émissions de gaz à effet de serre en baisse de 8,3% en 2023 dans l’Union européenne”, francetvinfo.fr, 31/10/2024 : https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/crise-climatique-les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-en-baisse-de-8-3-en-2023-dans-l-union-europeenne_6870563.html
[2] “La persévérance dans l’usage de ces généralisations pourrait être compris comme une tentative d’entretien et de défense de ces croyances, alors même que des observations complémentaires viendraient les contredire. Selon Anouk Barberousse, “L’une des causes de l’attachement aux croyances fausses pourrait être l’état normal d’ignorance dans lequel nous sommes vis-à-vis de la valeur de vérité de la plupart de nos croyances. Pourquoi affirmer ici que cet état d’ignorance est normal ? Tout simplement parce que nos capacités cognitives sont limitées alors que l’étendue des domaines potentiellement couverts par nos croyances est gigantesque. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être prudent, d’un point de vue épistémique, vis-à-vis de toutes nos croyances de sorte que notre attitude par défaut ne puisse être que l’inertie cognitive. Entreprendre un examen critique de chacune de nos croyances, consistant à éprouver ses fondements, ne saurait faire partie de la condition cognitive des humains. Cette condition implique donc que former des croyances vraies, et à propos desquelles on a de bonnes raisons de penser qu’elles le sont, est une lourde tâche”.” Extrait de l’article : “Le climat est plus que la somme des transitions, partie 3/3 : Aucune transition, nulle part”, Défi énergie, 11 avril 2024. https://www.defienergie.tech/le-climat-est-plus-que-la-somme-des-transitions-3-3/
[3] Réaction autocatalytique (Wikipédia) : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9action_autocatalytique
[4] Pour approfondir, article pour L’Encyclopédie de l’énergie : “L’erreur fondamentale de la transition énergétique” : https://www.encyclopedie-energie.org/transition-energetique-erreur-fondamentale/ ; site Défi énergie : https://www.defienergie.tech/comprendre-physique-energie/humanite-energie/
[5] P. Glansdorff, I. Prigogine, Thermodynamic Theory of Structure, Stability and Fluctuations, John Wiley & Sons Ltd; First Edition, 1971.
[6] The Nobel Prize in Chemistry 1977. NobelPrize.org. Nobel Prize Outreach AB 2024. Mon. 4 Nov 2024. https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/1977/summary/
[7] Ce qui engendre le sophisme récurrent : “la Terre est un système ouvert, les sociétés thermo-industrielles sont des systèmes physiques ouverts, donc la transition énergétique est possible”. Cependant, “ouvert” ne signifie pas “qui accède à un flux organisateur”.
Image d’en-tête
“Les principaux pays producteurs d’acier : la carte du monde sidérurgique”, Expometals.net, https://www.expometals.net/fr/news/les-principaux-pays-producteurs-dacier-la-carte-du-monde-siderurgique