Le climat est plus que la somme des transitions

3/3 : Aucune transition, nulle part

Plan de la partie 3/3 :

1 Des transitions complaisantes
2 Méthodologie du biais de transition
3 Conclusion

Dans son livre Sans Transition, l’historien Jean-Baptiste Fressoz rappelle que « Si l’on prend en compte le charbon incorporé dans les importations, la Grande-Bretagne consommerait 90 millions de tonnes (en 2016) – au lieu des 9 millions officiellement brûlées –, presque autant qu’à la veille de l’assaut de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques. De même, la France consomme non pas 6 millions de tonnes de charbon par an mais plutôt 70 millions, une quantité proche de son maximum d’extraction des années 1960. Quelle que soit la précision de ces chiffres, le point qui importe est que, dans un monde globalisé, la décarbonation d’une économie nationale est un phénomène difficile à mesurer et que la « transition » des pays riches d’Europe de l’Ouest hors du charbon est, en partie, un artefact statistique lié à une convention commode : l’attribution des émissions de CO2 aux pays producteurs des biens et non aux consommateurs.

D’autres critères d’imputation donneraient encore d’autres résultats. Prenons le cas de la Suisse. Ce pays prospère n’a jamais été un gros consommateur de charbon et ses dernières mines ont fermé en 1945. Mais il faut remarquer que cette prospérité tient en partie à l’insertion de la Suisse dans une économie globale qui consomme encore beaucoup de charbon. Pour les raisons qu’on connaît, des entreprises minières internationales comme Glencore ont leur siège en Suisse. Elles contrôleraient l’extraction d’au moins un demi-milliard de tonnes de charbon. En outre, 40 % du commerce international du charbon est réalisé en Suisse – l’entreprise Trafigura étant un acteur clé du domaine. Au total au moins un milliard de tonnes de charbon contribuent directement à la prospérité de la Confédération helvétique, ce qui fait beaucoup pour un pays de huit millions d’habitants. On pourrait mentionner d’autres exemples comme le Luxembourg, siège d’ArcelorMittal, le premier producteur mondial d’acier, ou encore la Norvège et ses luxueuses voitures électriques achetées grâce à la rente pétrolière »[1].

En prolongeant les rappels de Jean-Baptiste Fressoz, l’absence de transition énergétique réelle à ce jour peut être illustré par l’Europe, dont certains pays revendiquent pourtant des mix énergétiques plus décarbonés que d’autres. Ce graphique semble attester d’une grande diversité des modes de production d’électricité en Europe :

Figure 1 : « Chaque cercle représente la quantité d’électricité produite durant une heure selon le chiffre indiqué en abscisse (en gigawattheures) et l’émission associée en équivalent CO2 selon le chiffre indiqué en ordonnée (en grammes par kWh). Pays : BE Belgique, CH Suisse, DE Allemagne, DK Danemark, ES Espagne, FR France, IT Italie, NO Norvège, PL Pologne, PT Portugal, SE Suède. » Source : Electricité et climat en 2023 – {Sciences²} & Thomas’s Projects – BotElectricity – 2023

Cependant, une transition énergétique dans ces différents pays d’Europe ne serait authentique que dans la mesure où aucun d’entre eux n’établirait de liens de dépendance et de réciprocité avec d’autres pays, aux mix énergétiques plus carbonés. Or chaque pays d’Europe et l’Europe elle-même sont comme l’Australie-Méridionale et l’Australie, inscrits au cœur de la mondialisation émettrice de CO2. Cette infographie montre par exemple l’intensité et l’horizontalité des échanges d’énergie (ici, d’électricité) entre les différents pays d’Europe, relativisant l’image précédente :

Figure 2 : Balance des échanges d’électricité entre pays d’Europe (voir la légende de la figure 1). Source : Thomas’s Projects – BotElectricity – 2023

Nous voyons de plus sur cette carte à quel point l’Europe dépend du reste du monde pour son approvisionnement en énergie, aucun de ses pays membres ne pouvant prétendre être hermétique à ces flux :

Au regard de ces interdépendances, l’affirmation « La transition du système électrique a bien lieu en UE. Les émissions de CO2 de ce secteur ont connu un pic en 2007 à 1218 MtCO2, elles sont depuis passées à 653 MtCO2, soit une réduction de 46 % en 16 ans ! »[2] ne s’entend qu’au prix d’une méticuleuse occultation des différents échanges qui font de l’économie européenne une économie intégrée à celle du monde, et n’a finalement pas de valeur au-delà de l’objet artificiellement obtenu et présenté au débat[3].

Nous pouvons préciser d’ailleurs que si le PIB de l’Europe, évalué à 23 500 milliards d’euros (25 400 USD) pour 2023[4] est carboné à l’échelle de l’économie mondiale qui lui permet d’être généré (économie mondiale carbonée à plus de 80 %), ses investissements pour la transition devraient atteindre 400 milliards d’euros [430 USD][5] au cours de la prochaine décennie, soit 1,7 %. À l’échelle mondiale, le niveau d’investissement pour la transition est équivalent : pour un PIB estimé en 2023 à 100 000 milliards de Dollars américains, la totalité des financements pour les énergies dites de substitution s’élevait à près de 1 750 milliards (1,7 %). Ce montant est-il si conséquent, compte-tenu des enjeux économiques et écologiques, dans l’ensemble existentiels autour de l’approvisionnement en énergie des sociétés thermo-industrielles ? Est-il si étonnant que cet effort économique permette d’ajouter quelques machines à l’industrie préexistante, engendrant, au cœur des pays les plus puissants, des « dynamiques locales », qu’on espère de transition, mais qui pourraient favoriser la résilience industrielle plutôt que sa décarbonation ?

Quoi qu’il en soit, rien ne garantit aujourd’hui que l’économie-monde obtienne un retour sur ses investissements, ni même qu’elle puisse un jour s’appuyer sur l’énergie provenant des ENS pour s’organiser et satisfaire les besoins fonctionnels des sociétés thermo-industrielles : il faudrait pour cela que les infrastructures de transition soient capables de stabiliser leur approvisionnement énergétique de manière autonome, ce qui n’est pas réputé possible à ce jour[6].

Tel est pourtant le véritable défi de la transition. Les dynamiques locales de transition doivent s’affranchir de leurs connexions avec toute industrie et toute économie carbonée, au moins tenter de le faire, tentative qui n’est pas encore d’actualité.

1  Des transitions complaisantes

Examinons quelles seraient les conditions d’une authentique transition énergétique, qui se substituerait véritablement aux hydrocarbures et approvisionnerait nos sociétés en énergie de façon stable. Dans ce scénario idéal, les ENS (rappel : énergies dites de substitution, essentiellement éolien, photovoltaïque, nucléaire) parviendraient à s’autonomiser, elles seraient entretenues et remplacées, au besoin, à partir de leur seule production d’énergie. Ce scénario est considéré idéal car il n’existe à ce jour ni théorie ni démonstration expérimentale garantissant que les ENS seraient en mesure de stabiliser les processus industriels dont elles dépendent, et dont dépend la société qu’elles approvisionneraient en énergie (plus de précisions sur les raisonnements à rebours dans la transition énergétique sur cette page du site Défi énergie).

Tout d’abord, la réussite d’une transition implique que les ENS soient suffisamment compétitives, sur le plan économique, pour tendre vers un fonctionnement indépendant en dépit de l’existence, par ailleurs, d’une économie exploitant des hydrocarbures. L’évolution des ENS vers l’autonomie devrait alors empêcher progressivement tout transfert technologique vers le soutien de l’économie carbonée, ainsi que la réduction la plus rapide possible des échanges marchands entre productions provenant de ces deux modèles énergétiques. Dans ce but, les promoteurs des ENS devraient imposer un cadre juridique, technique et économique contraignant, réellement punitif, non négociable. Aucun flux d’énergie originaire d’une économie « sale » ne devrait plus soutenir le fonctionnement des économies « vertes », et réciproquement.

Ensuite, les ENS ne produisant que de l’électricité (d’autres vecteurs, tels que l’hydrogène, ne resteraient que des sous-produits de la production électrique, et ils n’ont pas à ce jour fait la preuve de leur utilité à l’échelle des besoins), une transition dirigée vers les ENS signifierait que l’ensemble des déplacements se feraient en véhicules électriques, fabriqués dans des usines ne fonctionnant qu’à l’électricité, à partir de matériaux extraits des mines exclusivement grâce à des machines électriques, conduites par des citoyens qui se nourriraient grâce à une agriculture produite uniquement avec des engins agricoles électriques, sans engrais ni pesticides issus de la pétrochimie. Cette transition devrait épargner les emplois, les revenus et les garanties assurantielles, ou alors faire accepter qu’ils soient impactés, afin d’éviter un climat social hostile à l’ambition de transition. Pour la transition énergétique autant qu’en politique générale, il ne suffit pas de proclamer que si on agit de telle ou telle façon, tout ira bien. Il faut aussi obtenir l’adhésion en démontrant que les promesses faites peuvent se concrétiser mieux que celles des opposants[7].

La condition minimale à la réalisation d’une transition énergétique serait en tout cas que l’économie alimentée en énergie par les ENS évolue tendanciellement vers la rupture de ses liens avec toute industrie et toute économie carbonée. Aujourd’hui, la mission d’un promoteur de la transition ne doit pas être seulement celle de défendre le déploiement des ENS mais également celle d’empêcher (techniquement, économiquement, juridiquement) la production d’énergie à partir des hydrocarbures. Compte tenu des trajectoires observées et des risques climatiques à venir, cette lutte devrait même se faire au prix de l’empêchement du déploiement des ENS.

Les données sur l’économie de l’Australie-Méridionale et sur son programme de transition ne donnent aucun indice de lutte contre l’économie carbonée. Au contraire, comme nous l’avons vu, différents organismes, y compris gouvernementaux, appellent à accroître les échanges économiques et industriels carbonés à l’échelle mondiale. Tout en vantant, pour certains d’ailleurs, les vertus écologiques du mix énergétique local.

Nous rejoindrons la prescription de Jean-Baptiste Fressoz, nous devons dès que possible procéder à une véritable autoamputation des énergies carbonées :

« Face à la crise climatique on ne peut plus se satisfaire d’une histoire en relatif : une “transition” vers les renouvelables qui verrait les fossiles diminuer en part relative mais stagner en tonnes ne résoudrait rien à l’affaire. On ne peut plus se satisfaire du flou de la transition et de ses épithètes innombrables, ni des analogies trompeuses entre les pseudo-transitions du passé et celle qu’il faudrait de nos jours accomplir. L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme autoamputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. Penser que l’on puisse tirer de l’histoire quelques analogies utiles sous-estime de manière dramatique la nouveauté et l’énormité du défi climatique »[8].

Si déployer les énergies dites de substitution – sans garantie de décarbonation – demande des calculs et des financements, s’opposer aux énergies fossiles toutes choses égales par ailleurs (sans espérance de transition) demande du courage, sans retour sur investissement. Quoi qu’il en soit, la prescription de la transition énergétique au moyen d’énergies dites de substitution (ENS) ne doit ne pas se convertir en prétexte à l’esquive de la réduction active de l’empreinte environnementale, à la temporisation, voire à la complaisance envers l’industrie des énergies fossiles.

2  Méthodologie du biais de transition

Cette brève étude des dynamiques locales de transition énergétique en Australie et Australie-Méridionale a permis de contextualiser ces transitions, de montrer qu’il n’était pas envisageable de les considérer isolées, indépendantes du mix énergétique mondial, carboné à ce jour à plus de 80 %. Les observations sur des systèmes artificiellement isolés ne fournissent pas d’informations suffisamment pertinentes sur les conditions de réalisation d’une transition, ou des informations trompeuses : elles ne décrivent que des phénomènes locaux et positifs (ici, il y a les bons systèmes économiques et industriels), en excluant les processus globaux et négatifs (quel système économique et industriel faut-il que la transition énergétique empêche de fonctionner ?). Les observations sur ces sous-systèmes ne garantissent aucunement, de surcroît, leur autonomisation future. En effet, à moins d’interpréter la science et de confondre recherche et connaissance, les modèles actuels de transition ne sauraient faire office de démonstration. Ainsi, « à ce jour, la science n’a jamais dit que les énergies bas carbone existaient, ni que la substitution était possible »[9].

Fabrizio Li Vigni rappelle l’étymologie latine du mot « complexe » : « Si un point réellement commun entre toutes les théories de la complexité existe, c’est bien la référence explicite et consciente au concept dans son acception latine originaire. Si dans le langage commun “complexe” s’est banalisé, en devenant synonyme de “difficile”, “obscur”, “intriqué”, l’étymologie indique deux caractéristiques bien précises : la première est l’interdépendance entre les composants d’un ensemble dit complexe, tandis que la seconde est l’irréductibilité de cet ensemble à ses parties. Cum et plexus signifient respectivement “avec” et “tissé” : par conséquent, est complexe tout ce qui est tissé ensemble et qui ne peut pas être décomposé sans être dénaturé »[10]. Dans le numéro 571 de la revue La Recherche, la philosophe des sciences Anouk Barberousse prévient quant à elle que « les scientifiques sont capables de rendre compte de certains aspects de la réalité. Mais leur prétention n’est pas de la décrire dans son ensemble »[11].

Il est alors légitime de s’interroger sur l’origine épistémologique de l’idée qu’il serait possible de généraliser des observations sur des dynamiques locales à l’évolution de l’ensemble du modèle énergétique de l’humanité. En l’état des connaissances une telle généralisation, abusive, ne paraît engendrer qu’un régime de croyances, la projection de conclusions au-delà de leur périmètre d’applicabilité constituant une création narrative arbitraire sans ancrage avec la réalité.

La persévérance dans l’usage de ces généralisations pourrait être compris comme une tentative d’entretien et de défense de ces croyances, alors même que des observations complémentaires viendraient les contredire. Selon Anouk Barberousse, « L’une des causes de l’attachement aux croyances fausses pourrait être l’état normal d’ignorance dans lequel nous sommes vis-à-vis de la valeur de vérité de la plupart de nos croyances. Pourquoi affirmer ici que cet état d’ignorance est normal ? Tout simplement parce que nos capacités cognitives sont limitées alors que l’étendue des domaines potentiellement couverts par nos croyances est gigantesque. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être prudent, d’un point de vue épistémique, vis-à-vis de toutes nos croyances de sorte que notre attitude par défaut ne puisse être que l’inertie cognitive. Entreprendre un examen critique de chacune de nos croyances, consistant à éprouver ses fondements, ne saurait faire partie de la condition cognitive des humains. Cette condition implique donc que former des croyances vraies, et à propos desquelles on a de bonnes raisons de penser qu’elles le sont, est une lourde tâche »[12].

Dans le domaine de la transition, nous devons envisager que la tâche soit si lourde de questionner les croyances – à plus forte raison que les enjeux existentiels autour de la réussite ou de l’échec de la transition sont immenses – que les projections arbitraires sur le réel se convertiraient en une forme de palimpseste épistémologique[13], de « science alternative », masquant les connaissances historiques en physique de l’énergie, potentiellement incompatibles avec la substitution des énergies[14].

Pierre Lochak, mathématicien, précise : « Ce n’est pas au fond le nom de “science” qui importe. Ici un petit rappel étymologique que j’ai d’ailleurs eu l’occasion de développer beaucoup plus amplement ailleurs, sera peut-être de saison. La “science”, scientia, a immédiatement à voir avec l’idée de découper, trancher (jusqu’à la racine indo-européenne skei) : le peuple tranche par un plébiscite, les partis, politiques ou non, connaissent de nombreuses scissions, etc. La science découpe le monde et il n’est pas étonnant qu’ainsi elle se fassent haïr ou mépriser de beaucoup, en ce qu’alors elle participe indubitablement à son désenchantement, Entzauberung »[15].

La recherche sur la substitution des énergies se trouve peut-être dans une des situations les plus inconfortables de l’histoire des sciences. L’éventuel échec de la transition, d’une part, c’est devoir regarder en face la finitude : les sociétés thermo-industrielles ne disposeraient que des hydrocarbures pour maintenir leur organisation, une ressource finie, dont la consommation détruit les conditions d’existence de l’humanité et de la vie elle-même. D’autre part, étudier la transition, c’est devoir admettre l’incommensurable complexité des interactions de l’ensemble des systèmes et agents concernés, complexité qui ne peut être réduite en aucun ensemble de connaissances partageable. Enfin, c’est malgré tout tenter de comprendre cette complexité, mais au moyen d’outils intrinsèquement incapables de s’en saisir : des données, des mesures, des calculs, des modèles qui ne font que « découper, trancher », c’est-à-dire rompre les liens de causalité, réduire, appauvrir, ôter du sens.

Les études sur la faisabilité de la transition restent, par exemple, encore largement appuyées sur des estimations de taux de retour énergétique (TRE)[16]. Une étude récente estime que « L’énergie nette, c’est-à-dire l’énergie fournie à la société sous forme de vecteurs énergétiques après soustraction de l’énergie investie pour la production et la distribution de ces vecteurs énergétiques, est une condition préalable fondamentale pour permettre la production et l’échange de biens et de services »[17]. À ce jour, cette affirmation ne relève pas de la connaissance, elle constitue un postulat ad hoc[18]. En effet, les estimations de TRE, exclusivement quantitatives, n’apportent pas d’information supplémentaire sur la question posée par la transition : les sociétés humaines peuvent-elles s’approvisionner en énergie sans brûler des hydrocarbures ? Or, les estimations de TRE sont aveugles à la nature des énergies exploitées, elles ne décrivent pas les liens qualitatifs tissés entre chaque type de système industriel et les différentes formes d’énergie qui les alimentent. Le TRE ne dit rien de la capacité de nos sociétés à passer d’un régime industriel fondé sur la thermosynthèse (combustion d’hydrocarbures, bois et autres végétaux) à une organisation fondée sur le vent (éolo-synthèse), le rayonnement électromagnétique (photo-synthèse) et/ou sur la force de liaison des nucléons (nucléo- ou radio-synthèse). Même les alertes des scientifiques sur les risques d’échec de la transition fondées sur l’étude du TRE risquent de passer à côté des véritables enjeux de cet échec.

À l’avenir, l’imprécision des outils scientifiques pour témoigner de la complexité du réel géophysique, biosphérique et humain est susceptible d’accompagner une période de flou interprétatif sur les observations. Quoi qu’il arrive, par choix ou par contrainte géologique, le « robinet » des hydrocarbures va se fermer plus ou moins progressivement. Dans le même temps, les émissions de CO2 vont se réduire. D’aucuns profiteront de l’imprécision des descriptions de la réalité pour affirmer que cette réduction aura été le résultat d’une transition énergétique. Cette affirmation restera toutefois perpétuellement interprétable, sujette à caution. Afin d’être certain d’une réduction intentionnelle des émissions, deux conditions seraient nécessaires : qu’une autre planète, exactement identique à la nôtre existe, afin de comparer un scénario avec et sans transition ; également que ces deux planètes soient étudiées par des observateurs qui leur seraient extérieurs. Cette expérience « grandeur nature » ne sera jamais possible. Gageons que les prescripteurs de la transition veilleront demain à ne pas confondre une réduction des émissions due à la déplétion des hydrocarbures avec un succès de la transition énergétique.

La science – l’humanité, même soutenue par les technologies les plus puissantes – n’est pas en mesure de garantir aujourd’hui que la substitution des énergies est possible pour les sociétés thermo-industrielles. En l’état des connaissances, affirmer que la décarbonation est possible, c’est déclarer maîtriser les conditions à l’organisation des systèmes complexes. C’est revendiquer savoir comment stabiliser la satisfaction des besoins essentiels des humains vivants dans les sociétés thermo-industrielles, en plus de savoir stabiliser le fonctionnement de machines dont ces sociétés devront dépendre pour s’approvisionner en énergie. C’est finalement, en dehors de toute théorie scientifique, en dehors de toute démonstration expérimentale, prétendre avoir percé le secret de la vie, être capable de l’insuffler à des machines et promettre grâce à cette découverte « gagner du temps avec des technologies vivantes »[19]. Cette promesse sera-t-elle tenue ?

Gagner du temps ne signifie pas réduire les émissions de CO2. Piégés entre, d’une part, les limitations des moyens techniques disponibles pour arbitrer sur la faisabilité d’une transition à partir d’observations sur le réel et, d’autre part, l’anxiété existentielle qui alimente les espérances collectives, de nombreux scientifiques et centres de recherche auront pu se retrouver, en toute bonne foi, non au service de la réduction de l’empreinte environnementale mais au service de la résilience, qui sont deux projets aux résultats écologiques différents, voire opposés[20]. En effet, si la substitution est physiquement impossible, mais qu’elle est étudiée comme si elle l’était, et ce en parallèle de son déploiement, les connexions entre le déploiement des ENS et le maintien de l’industrie des fossiles sont susceptibles de rester invisibles. D’autant plus que les choix des paramètres des modèles auraient tendance à sous-estimer ces connexions afin d’entretenir les illusions face à la survenue des limites à l’existence, et de protéger les émotions.

L’impossibilité de tester, en cours de route, les résultats de la transition invite à l’extrême prudence au sujet de la décarbonation : la promotion de la transition aura très bien pu accroître les émissions. Il semble essentiel, pour l’ensemble des acteurs non scientifiques, non moins concernés par la transition, de s’emparer des limites connues à l’exploration du réel afin que celles-ci ne leur soient pas dissimulées, même par négligence, et que les décisions collectives puissent être prises en toute conscience des risques. Le silence des scientifiques sur la nécessaire distinction entre les connaissances de la science (qui permettent de faire des prévisions fiables) et les modèles produits par la science (qui décrivent trop partiellement le réel pour utiliser le vocable de la « preuve » ou de la « solution » à partir de leurs conclusions) ne doit pas devenir suspect, sans quoi le crédit de la science et la confiance envers elle pourraient se dégrader. Nos sociétés subissent suffisamment d’assauts relativistes et obscurantistes pour que la science se fragilise elle-même en ne prenant pas de recul sur le risque d’immixtion de raisonnements à rebours, de croyances, dans ses pratiques.

Compter ne veut pas dire comprendre. Admettre la complexité, pour la science de la transition, c’est admettre qu’il n’est pas possible de se satisfaire de comparaisons quantitatives à partir de sous-systèmes arbitrairement isolés pour appréhender les enjeux, les processus et leur évolution. En l’état des moyens disponibles et des connaissances, le climat est plus que la somme des transitions, c’est-à-dire peut-être tout autre chose qu’une réduction de l’empreinte environnementale, et une décarbonation.

3  Conclusion

Thomas Kuhn, philosophe des sciences, écrivait en 1962 dans La Structure des révolutions scientifiques : « (…) il sera interdit aux scientifiques de prétendre parler “scientifiquement“ de n’importe quel phénomène non encore observé ! Même sous sa forme présente, cette restriction interdit à un homme de science de s’appuyer sur une théorie dans ses propres recherches chaque fois que cette recherche s’étend à un domaine ou cherche à atteindre un degré de précision qui n’ont pas de précédent dans l’utilisation antérieure de la théorie. Sur le plan logique, ces interdictions sont inattaquables. Mais si on les acceptait, ce serait la fin de toutes les recherches qui permettent à la science de progresser »[21].

Il ne se déroule aucune transition énergétique en Australie-Méridionale (ni ailleurs), parce que l’Australie-Méridionale constitue une simple délimitation territoriale administrative, dont le système énergétique ne peut être réduit à cette délimitation. Il est impossible de parler « scientifiquement » de ce « phénomène transition », puisque ce territoire ne constitue qu’un artifice, une abstraction, non un objet délimité par des frontières hermétiques. Rappelons également que l’ambition de transition énergétique ne saurait s’appuyer sur un « précédent dans l’utilisation antérieure de la théorie » puisqu’il n’en existe à ce jour aucune sur la substituabilité des énergies pour les besoins des sociétés thermo-industrielles, exclusivement des modèles, des scénarios, des simulations.

Prolonger le débat sur la transition énergétique en appui sur des objets de pensée sans correspondance avec le réel pourrait avoir de graves conséquences : non seulement nous pourrions croire la transition virtuellement possible, quand elle échouerait concrètement, mais en plus nous ne comprendrions pas pourquoi elle aurait échoué. Nous ne disposerions alors d’aucune ressource pour relever les futurs défis énergétiques : comment gérer notre dépendance aux éoliennes, panneaux photovoltaïques et centrales nucléaires, quand ces technologies ne nous auraient pas procuré d’autonomie vis-à-vis des hydrocarbures ?

D’autres questionnements resteraient en suspens : combien les tentatives de transition auraient-elles coûté en carbone sur le marché mondial de l’énergie ? Les multitudes de dynamiques locales auront-elles exercé une pression globale – économique, industrielle – sur l’exploitation des hydrocarbures, retardant la réduction de leur exploitation et augmentant globalement les volumes extraits ?

Attendre que l’avenir arbitre les débats sur la transition est une immense prise de risques. Sans garantie que les ENS décarbonent, le danger est grand d’aggraver plus encore l’état de la biosphère et d’engager la vie de milliards d’êtres humains et non humains. Un moratoire sur le déploiement des éoliennes, des panneaux photovoltaïques et des centrales nucléaires est à envisager, afin de réfléchir collectivement à l’avenir de l’énergie. Souhaitons-nous vraiment prendre le risque de la dévastation écologique à terme, au profit d’une flexibilité et d’une résilience énergétique de court terme, et éphémère[22] ?

Face aux risques écologiques désormais de nature existentielle, qui impliquent le changement de quelque chose – à préciser – qui nous a menés dans cette situation, interroger les croyances qui sous-tendent nos engagements s’oppose précisément à tout conservatisme. Singulièrement, convoquer les connaissances scientifiques, seules en mesure de borner les possibles, au lieu de n’investir que des narratifs, aussi élaborés soient-ils c’est pouvoir, c’est oser se confronter à la négativité, à la pensée que le développement humain peut ne pas être infini. C’est surmonter son « intolérance à la frustration », c’est envisager de ne pas reproduire le réflexe technicien dans la conceptualisation de la transition énergétique, réactualisation de croyances cornucopiennes culturellement situées, directement liées à l’histoire des hydrocarbures[23]. Ajouter de la technique à la technique, simplement par principe, constitue le véritable conservatisme, qui n’oblige à aucun effort conceptuel, à aucune introspection, à aucune remise en question de sa propre place de privilégié·e au sein des enjeux écologiques et humains.

Nous allons devoir réduire l’exploitation des ressources, en particulier les hydrocarbures, ce qui impactera la production de richesse, et nous devrons dans le même temps réduire les inégalités, transition ou pas transition. La priorité n’est pas de se réfugier dans l’imaginaire d’une hypothétique société industrielle perpétuelle, mais de penser ce qui n’est aucunement hypothétique : la survenue des limites au développement.

Lien vers le premier article de la série :

Illusion de transition en Australie-Méridionale

Lien vers le deuxième article :

Une transition sans frontière

Notes et références

[1] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil, Paris, 2024. Pages 18 et 19.

[2] Depuis un post de Damien Salel, expert photovoltaïque et intégration des EnR aux réseaux, le 8 février 2024 sur le réseau LinkedIn

[3] Pour le consommateur européen, cette occultation des transferts de carbone est d’autant plus grande que le système de garantie d’origine de l’électricité, mis en place en 2001 et pensé pour tracer l’électricité renouvelable jusqu’aux consommateurs, contient, selon Maxence Cordiez « plusieurs failles présentant le double inconvénient de mal servir le déploiement des énergies renouvelables (EnR) et de tromper le client en permettant de qualifier de “renouvelable” de l’électricité issue en pratique de n’importe quelle source d’énergie (y compris fossile). » Maxence cordiez, « Décarbonation : corriger le système des garanties d’origine électriques », Institut Montaigne, 28 février 2024.

[4] « Report for Selected Countries and Subjects », International Monetary Fund, dernière consultation le 29/02/24.

[5] « Energy Overview 2023 », EIB, 2023.

[6] Voir cette page du site Défi énergie.

[7] Depuis : Vincent Mignerot, L’Énergie du déni. Avons-nous vraiment l’avenir du climat entre nos mains ?, Rue de l’échiquier, 2021, réédition 2023.

[8] Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil, Paris, 2024. Page 30.

[9] Mignerot, Vincent. « La transition énergétique résiliente », Cités, vol. 92, no. 4, 2022, pp. 57-68.

[10] Li Vigni, Fabrizio. Histoire et sociologie des sciences de la complexité. Éditions Matériologiques, 2022.

[11] « Le Réel », La Recherche, trimestriel N°571, octobre-décembre 2022.

[12] Barberousse, Anouk. « 1. L’attachement obstiné aux croyances fausses », Nicolas Gauvrit éd., Des têtes bien faites. Défense de l’esprit critique. Presses Universitaires de France, 2019, pp. 15-27.

[13] Vincent Mignerot, « L’erreur fondamentale de la transition énergétique », L’Encyclopédie de l’énergie, 26 juin 2023. Partie 4.

[14] « Le défi de la transition », Défi énergie, 25 novembre 2023.

[15] Florian Forestier, « Entretien avec Pierre Lochak, mathématicien et philosophe », Actu Philosophia, 27 janvier 2024.

[16] Le taux de retour énergétique (TRE, ou EROEI pour Energy Returned On Energy Invested) évalue le rapport entre une unité d’énergie investie pour obtenir de l’énergie, et l’énergie obtenue en retour (énergie nette = quantité d’énergie que les sociétés peuvent utiliser pour d’autres services que l’exploitation de l’énergie). Voir : « Le taux de retour énergétique ne s’oppose pas à l’entropie », Défi énergie, 25 novembre 2023.

[17] Delannoy, Louis & Auzanneau, Matthieu & Andrieu, Baptiste & Vidal, Olivier & Longaretti, Pierre-Yves & Prados, Emmanuel & Murphy, David & Bentley, Roger & Carbajales-Dale, Michael & Raugei, Marco & Höök, Mikael & Court, Victor & King, Carey & FIZAINE, Florian & Jacques, Pierre & Heun, Matthew & Jackson, Andrew & Guay, Charles & Aramendia, Emmanuel & Hall, Charlie. (2023). Emerging Consensus on Net Energy Paves the Way for Improved Integrated Assessment Modeling. SSRN Electronic Journal. 10.2139/ssrn.4500020. & Louis Delannoy, « The energy transition can be fair, just and inclusive – but the window of opportunity is closing fast », The Conversation, 20 février 2024.

[18] « 2. Falsifiabilité ascendante et modifications ad hoc. L’exigence que, pour qu’une science progresse, ses théories soient de plus en plus falsifiables, et par suite aient un contenu de plus en plus conséquent et une valeur informative de plus en plus grande, élimine les théories conçues dans le seul but de protéger une théorie d’une falsification menaçante. Une modification dans une théorie, telle que l’ajout d’un postulat supplémentaire ou un changement dans un postulat existant, n’ayant pas de conséquences testables qui n’aient déjà été des conséquences testables de la théorie non modifiée, sera appelée modification ad hoc. » Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ?, Le Livre de Poche, 1990. Page 93.

[19] « À l’inverse [des “technologies zombies”], les technologies vivantes (qui n’existent que très marginalement à l’heure actuelle) dériveraient des renouvelables : elles dureraient un maximum de temps à l’état de fonctionnement, un minimum à l’état de déchet (elles seraient également compostables). (…) Pour gagner du temps, et non pas comme une fin en soi, il faut aller vers les solutions de soutenabilité faible (les éoliennes, véhicules électriques…), et dans le but de repenser en parallèle nos modèles sur la base de technologies plus “vivantes” ou de renoncements effectifs. » Laure Coromines, « Quelle place accorder à la technologie d’après Alexandre Monnin ? », L’ADN, 23 février 2024.

[20] Vincent Mignerot, L’Énergie du déni. Avons-nous vraiment l’avenir du climat entre nos mains ?, Rue de l’échiquier, 2021, réédition 2023. Chapitre 4.

[21] Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983. Page 144.

[22] IPCC, 2022: Summary for Policymakers [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, E.S. Poloczanska, K. Mintenbeck, M. Tignor, A. Alegría, M. Craig, S. Langsdorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem (eds.)]. In: Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, M. Tignor, E.S. Poloczanska, K. Mintenbeck, A. Alegría, M. Craig, S. Langsdorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cambridge University Press. In Press.

[23] « Bien sûr que  l’homme s’inscrit dans un environnement limité, mais il peut élargir et  transformer sa niche écologique grâce à son inventivité. » Rémi Noyon, « Climat : “La transition énergétique est possible sans sortir du capitalisme” », 16 février 2024.

Illustration principale : Carbon Dioxide Emissions Around the World, depuis le site Visualcapitalist.com